Rencontre avec Llanatura

 

Laines des îles Baléares

 

Par Anaïs Antonio, créatrice de lafondamentale


 
 

Llanatura

Au début de l’année 2020, de la rencontre de Gemma Salvador et Eugenia Marcote naît le projet Llanatura ; un projet qui oeuvre à la préservation du métier d'artisan lainier et qui, aujourd’hui, constitue la seule filière lainière d’Espagne à produire et maîtriser l’ensemble du cycle de transformation et de valorisationde la laine de manière 100% locale, à Majorque.

Selon les deux catalanes, Llanatura est “la somme de leur attirance pour les moutons et leur laine, le besoin inné de se connecter avec la nature et le courage de mettre tout en pause pour écouter son cœur.”

Gemma est écologiste et entrepreneure. Elle a plus de 15 ans d'expérience en tant que consultante et formatrice en environnement spécialisée dans la gestion durable des organisations et des territoires.

Eugenia est une artisane de la laine et une entrepreneure. Elle a plus de 10 ans d'expérience dans la transformation artisanale de la laine aux Baléares. Elle enseigne aux adultes et aux enfants les techniques ancestrales du feutrage, du filage et des teintures naturelles avec les plantes.

En été 2022, lafondamentale a retrouvé Eugenia Marcotte dans son atelier à Majorque ; une rencontre touchante et la découverte d’un projet passionnant à découvrir dans cet entretien.

 

Entretien n°12


“ […] Il faut savoir qu’en moyenne pour 100kg de laine tondue, après le processus de lavage, cardage et peignage, il ne nous reste plus que 48kg de laine exploitable. C’est beaucoup de travail.”

— Eugenia Marcote

Gemma Salvador et Eugenia Marcote


 
 
 
 

1) Bonjour Eugenia, merci de me recevoir. Est-ce que tu pourrais te présenter et nous parler un peu de ton parcours ?

Oui, alors avant de travailler avec de la laine, je travaillais pour le gouvernement espagnol, dans l’administration des trains. J’étais en charge des fiches de salaires, de la comptabilité, je travaillais avec des numéros et des ordinateurs, des choses comme ça.

Un jour, je suis allée à un workshop auprès d’une femme qui m’a appris à faire des waldorf dolls d’après une technique de feutrage à l’aiguille. J’ai beaucoup aimé. Je me suis sentie très à l’aise dans ce workshop et j’ai commencé à en faire, comme ça, juste en hobby. 

Quand je rentrais à la maison après le travail, je reprenais mon hobby. Je faisais des poupées pour mes enfants, et quand c’était la fête d’anniversaire d’un enfant, je lui offrais une poupée que j’avais faite…

Quelque temps après, j’ai quitté mon travail… ou plutôt, on m’a licenciée. Pendant que j’étais encore en train de travailler pour le gouvernement, j’avais commencé à faire des recherches sur la laine et tout ce que l’on pouvait faire avec. J’ai donc décidé de commencer à travailler avec la laine, à temps plein. 

2) Est-ce que tu étais déjà à Majorque quand cela est arrivé ?

Oui, j’étais ici. Plus tard, j’ai visité un autre projet, un projet super en Catalogne. Son nom était Xisqueta, malheureusement le projet n’existe plus à l’heure actuelle. Avant sa clôture, nous avions commencé à communiquer et échanger sur le sujet de la laine. Je leur avais également rendu visite.

 

3) Vous aviez prévu de travailler ensemble ?

Oui, je suis allée les voir et ils m’ont tout appris sur le processus de transformation de la laine : le lavage, le cardage, le filage et aussi comment utiliser des teintures naturelles. Finalement, c’est exactement ce que nous faisons aujourd’hui avec Llanatura.

Je suis restée là-bas seulement pendant une semaine, mais c’était très intense. J’ai visité une ferme, j’ai tondu les moutons, etc. J’avais adoré et à mon retour, j’ai commencé à mener mes propres workshops.

4) Cette semaine de workshop a donc été suffisante pour faire fructifier tes connaissances ?

J’ai dû refaire un voyage en Catalogne pour rendre visite à une artisane de la ville de Lleida. Je suis également allée rencontrer une femme allemande qui m’a enseigné à peu près tout sur les teintures naturelles.

Ensemble, nous avons commencé à faire des recherches et elle m’a aussi enseigné le filage.

Malheureusement le premier workshop a seulement duré une petite journée, mais je suis restée avec elle pendant près d’une semaine.

Tous les jours, nous parlions de teintures naturelles et faisions du filage avec de la laine. C’était très agréable pour moi, il n’y avait pas mes enfants, et j’ai beaucoup appris. J’étais très heureuse.

 


 
 
 
 

5) Est-ce à ce moment là que tu as commencé à réfléchir à comment vivre de la laine ?

Comme je l'ai expliqué précédemment, j’avais perdu mon travail et commencé à travailler avec de la laine. Plus tard, j’ai fait la rencontre de quelqu’un qui travaillait aussi avec la laine, et nous avons décidé, ensemble, de créer notre marque.

Nous avons travaillé ensemble pendant cinq ans, à fabriquer : des coussins, des couvertures, des chaussures, etc, que nous concevions exclusivement avec de la laine.

Pendant ces cinq années, j'ai investi beaucoup de temps, et d’argent dans cette entreprise mais malheureusement, je me suis rendue compte que ma partenaire et moi n’avions pas le même objectif avec ce projet.

Personnellement, je voulais changer la réalité ici, à Majorque, elle [ma partenaire] voulait simplement pouvoir en tirer des bénéfices, ce qui n’est pas mauvais en soi. Cependant, nous avions des façons différentes de faire les choses, et avons donc décidé de nous séparer.

6) Cette marque existe-t-elle toujours aujourd’hui ?

Oui, mon ancienne associée continue toujours à travailler avec cette marque oui. Elle fait l’usage du feutre naturel, et c’est une très bonne marque. En revanche, elle travaille avec de la laine en provenance d’un peu partout, sans se soucier de l’origine de la laine.

Personnellement, j’ai décidé que je voulais travailler exclusivement avec de la laine de Majorque. Par conséquent, je me suis lancé dans un plus petit projet qui était plus tourné vers l’art textile utilisant de la laine locale. Je voulais uniquement user de fils, et pas du feutre, puisque le processus pour fabriquer du feutre nécessite d’utiliser beaucoup d’eau. 

J’ai donc contacté des fermiers et des bergers de Majorque qui m’ont donné la laine de leurs mouton qui était destinée à être jetée. Il y a deux personnes du village de Soller qui me donnaient de la laine tous les ans.

Ils m’appelaient quand la laine était prête, et je venais la chercher avant de procéder à toutes les étapes du traitement de la laine à savoir le lavage, le cardage, le filage et parfois aussi, la teinture naturelle.

 

7) À combien de kilos s’élevait la quantité de laine que les bergers et les fermiers te donnaient à cette époque ?

Je recevais seulement 20 kg de laine par tonte. Par contre, c’était une quantité de laine qui me convenait parfaitement puisqu’il ne faut pas oublier qu’au départ, je travaillais depuis la maison. Je faisais du filage et enseignais.

J’aime bien enseigner le processus de traitement de la laine, donc tous les mois je préparais des workshops et apprenais aux gens qui étaient intéressés.

8) Comment a commencé le projet de Llanatura?

Comme je l’ai mentionné précédemment, en 2018, j’avais commencé mon projet d’art textile. Je ne vendais mes pièces qu'en ligne, et n’en vendais malheureusement que très peu. J’ai donc fini par perdre de l’argent. Avec le soutien de ma famille, nous avons décidé que je pourrais rester à la maison, pour continuer à fabriquer mes objets. 

Lorsque j’ai rencontré Gemma {Gemma Salvador, cofondatrice de Llanatura} le gouvernement espagnol avait ordonné le confinement, et je pensais que c’était une opportunité rêvée pour refaire mon site web, fabriquer du fil de laine, et tricoter. Soudain, l’une des professeures de ma fille m’a appelé pour me dire que la mère d’un de ses élèves songeait à lancer un projet avec de la laine locale. Gemma et moi nous sommes donc rencontrées en visio sur Zoom et nous avons décidé de faire ce projet. 

12) Peux-tu nous en dire un peu plus au sujet de Gemma et sur la façon dont vous vous répartissez le travail ?

Gemma est écologiste de formation. Elle se charge de travailler sur notre impact environnemental. Elle est aussi responsable de la partie commerciale, de parler aux gens et les encourager à utiliser nos matériaux.

Elle est très forte à ça, elle toque aux portes et elle dit “je suis là ! Prenez mon matériau et utilisez-le” (rires). Elle est convaincue de pouvoir changer la manière dont on consomme, nous habillons, pensons…. J’ai aimé l’énergie qu’elle dégageait.

Auparavant, Gemma a travaillé pendant 15 ans pour une coopérative pour laquelle elle faisait des rapports pour le gouvernement. Elle ne se sentait plus à l’aise dans ce travail parce qu’elle écrivait tout le temps des rapports sans pouvoir réellement changer les choses.

En janvier de 2020, elle a choisi de démissionné et tout a changé. Elle ne savait pas quoi faire, ni comment trouver un nouveau travail en raison du confinement.

Je crois que nous avons créé quelque chose de très beau, en écrivant ce projet ensemble. C’est un bon mélange, je suis une artisane et elle est écologiste, cette combinaison de deux domaines différents a fait que ce projet a été possible. Grâce à nous deux, nous avons des perspectives différentes, de l’expertise, etc. 

 

Lunettes en coquillage noir, Keef Palas

 

Les différentes étapes de transformation de la laine


1. La tonte

La tonte s'effectue généralement une fois par an. Un bon tondeur déshabille un mouton en quelques minutes. C'est un acte essentiel pour le bien-être des animaux. Le poids d'une toison varie de 1 à 5 kg en moyenne. Après la tonte, les toisons sont triées puis pressées en grosses balles pour l'expédition.

2. Le lavage

Au lavage, la laine perd de 35 à 65% de son poids. Les graisses et les matières minérales et organiques sont éliminées. Le lavage s'effectue avec de l'eau chaude (50-55°C), un savon biodégradable, de la soude. La laine est ensuite rincée à fond, essorée et séchée. Les eaux de lavage peuvent être décantées et les boues restantes épandues sur les champs.

3. Le cardage

Les fibres de laine sont humidifiées avec un mélange huile/eau pour permettre aux fibres de glisser plus facilement. Au cours du cardage, les fibres sont parallélisées (peignée), la plupart des impuretés végétales sont éliminées. La laine sort sous forme d'un voile très fin qui est ensuite enroulé en nappes, condensé en une mèche ou découpé en “préfils“.


4. Le peignage ou feutrage

Au peignage : les fibres trop courtes et toutes les impuretés végétales sont éliminées. Le ruban peigné est très régulier et le fil sera très lisse.

Au feutrage : Les fibres de la laine de mouton ont la capacité naturelle de s'entremêler sous l'action de l'humidité et du mouvement en formant une matière, le feutre. Technique existant depuis des millénaires en Asie Centrale, le feutre trouve actuellement des applications contemporaines dans de nombreux pays.


5. La filature

Les préfils ou les rubans peignés sont étirés et tordus pour réaliser le fil. Deux ou trois de ces fils simples sont ensuite retordus entre eux. A la main, le filage peut être réalisé avec un fuseau ou un rouet.


6. La teinture

Il existe des races de moutons dont les laines sont naturellement colorées : brun, beige, gris, noir… La teinture peut être effectuée à différents stades : sur la laine lavée, les fils ou en pièces de tissus. Elle se réalisait autrefois avec des teintures végétales, animales ou minérales naturelles. Depuis la fin du XIXe siècle, les couleurs de synthèse sont de très loin les plus employées. Les teintures végétales sont à nouveau utilisées mais pour de petites quantités.




 
 
 
 

13) Par où avez-vous donc commencé ? Aviez-vous déjà ce lieu incroyable ?

Non, nous avons d’abord suivi un workshop sur la création d’entreprises à zéro impact écologique.

Avant cela, nous avions également pris des cours en ligne avec des entreprises qui ont réussi à obtenir le certificat B Corp — une certification octroyée aux sociétés commerciales répondant à des exigences sociétales et environnementales, de gouvernance ainsi que de transparence envers le public.

C’était très intéressant parce que nous avons eu l’opportunité de rencontrer plusieurs hommes d’affaires qui ont obtenu ce certificat. C’était très important pour nous de pouvoir l’obtenir.

Nous avons donc commencé à écrire le plan d’affaires et à concevoir une belle présentation. Nous avons ensuite toqué à plusieurs portes et avons eu la chance d’être très bien accueillies. C’est ainsi que nous avons fini par rencontrer des organismes gouvernementaux qui disaient être emballés par le projet mais qui, malheureusement, disaient ne pas pouvoir le soutenir financièrement.

14) Oui, après l’excitation, les premières difficultés se sont présentées …

Un jour, nous sommes allées visiter Testim — le laboratoire et la ferme des thés de Majorque — dont je t’ai parlé un peu plus tôt... Ils nous ont fait visiter un espace où malheureusement il n’était pas possible pour nous de travailler parce qu’ils y traitaient de la nourriture et qu’il ne pouvait pas y avoir de laine, plutôt volatile, à proximité.

Le manager nous a dit que nous devrions nous rapprocher d’une fondation qui s’était également associée à eux. Il nous a conseiller de leur expliquer notre projet et de voir avec eux s' ils pouvaient nous soutenir.

En novembre 2020, nous avons donc présenté notre projet à la Fondation Es-Garrover — qui est une organisation à but non lucratif qui travaille pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes atteintes de troubles mentaux dans la région d’Inca, à Majorque.

 

Ils ont accepté de collaborer avec nous et nous sommes parvenus à un accord avec eux. Gemma et moi travaillons gratuitement et la fondation prend en charge toute nos installations en plus de nous fournir de la main d’oeuvre gratuite ; des travailleuses touchées par des maladies mentales que nous prenons en réinsertion afin de leur apprendre un nouveau métier.

15) Cet espace dans lequel nous sommes aujourd’hui est entièrement consacré au développement de Llanatura ?

Nous avons décidé d'emménager ici, dans ce bâtiment qui appartient à la fondation. Nous ne payons donc pas de loyer. Aujourd’hui, grâce au soutien de la fondation, nous avons plusieurs machines et nous en attendons une nouvelle avec Gemma.

Nous avons commencé le projet de Llanatura dans un petit garage qui est sur cette même rue, que nous partagions, à l’époque, avec un cordonnier. Et c’est ainsi que le projet a débuté.

Nous restons dans ce workshop jusqu’à décembre. Parce que nous ne pouvons faire cette expérimentation que pendant un an. 

Quatre femmes de l’association travaillent avec nous au quotidien. Au début c’était compliqué parce que je ne comprenais pas comment elles pensaient, ni comment elles fonctionnaient, tout ça… je n’étais pas formée. Mais avec le temps, j’ai compris et je m’y suis habituée. Je suis très heureuse de pouvoir contribuer à leur épanouissement.

Gemma, elle, passe la majeure partie de son temps à travailler depuis chez elle, à faire des présentations, créer du contenu commercial, etc.

D’autre part, je devais moi être ici [à l’atelier] avec les filles, à faire le travail d’artisan que je sais faire et qui constitue le socle de notre travail.

 

Ici, la cardeuse industrielle dans l’atelier de Llanatura.

Ici, la cardeuse industrielle dans l’atelier de Llanatura.


 
 
 
 

16) Comment avez-vous fait l’acquisition de ces immenses machines ? Était-elle déjà présente ici à Majorque ?

Cela faisait des années que je connaissais l’existence de cette machine {une immense cardeuse électrique en bois}. Elle appartient à un majorquin qui l’utilisait pour confectionner des panneaux d’isolation thermique.

Je lui avais demandé si il accepterait de me la prêter, ou de me la vendre … Ou ne serait-ce que de bien vouloir me la montrer cette machine, mais il n’a jamais accepté. Peut-être qu’il ne me faisait pas confiance parce que j’étais une simple indépendante en freelance.

Maintenant que je travaille avec la fondation, il a tout de suite accepté de me laisser utiliser sa machine qu’il a accepter de nous prêter gratuitement pendant un an. Il nous l’a même livré ici. C'était un peu fastidieux parce que la machine pèse près de deux tonnes. C’était très compliqué de la transporter et de la mettre dans cette partie du bâtiment, mais nous avons finalement réussi. 

Nous devons déménager à la fin de l’année, donc nous devrons (re)bouger la machine à nouveau. À priori, nous devrions déménager dans un endroit plus grand, pour avoir plus de place, puisqu'il y a une autre machine qui doit arriver, afin de pouvoir augmenter notre capacité de production.

Nous aurons également besoin de quelques étagères , de boîtes supplémentaires, d’espace de rangement en plus pour la laine.

17) À quoi servira la nouvelle machine qui doit arriver ?

Ce sera la même que celle-ci {une machine à carder} mais en mieux. On pourra faire beaucoup de choses avec, comme par exemple, mélanger des matériaux. Elle est aussi beaucoup plus rapide.

Nous produirons donc plus de quantité de laine. Pour continuer à grandir nous avons besoin de plus de machines, de plus de technologies, d’espace, et d’agrandir notre équipe également.

 

18) En ce moment, combien de personnes sont-elles impliquées dans le projet?

Actuellement, nous formons quatre femmes de l’association. Ensuite, il y a Gemma, moi et le manager bien sûr, qui nous aide grâce à ses expériences précédentes en tant que chef d'entreprise.

Il nous aide avec les stratégies ainsi qu'avec l’organisation. 

19) L’organisation d’une telle entreprise semble être un gros volet, n’est-ce pas ?

Oui ! Avant, je lavais 1 kg de laine chez moi à la semaine et maintenant je lave 8kg en un seul coup. Il faut savoir qu’en moyenne pour 100kg de laine tondue, après le processus de lavage/cardage, il ne nous reste plus que 48kg de laine exploitable. C’est beaucoup de travail et c’est un grand changement pour moi. Des fois j’ai du mal à m’organiser, mais le manager nous aide avec cet aspect-ci du travail. 

Il y a aussi une autre personne qui commencera à travailler avec nous prochainement. Il nous aidera à décider quels produits nous voulons continuer à fabriquer, quels types de chaussures nous allons vendre sur notre site web, quel type de couverture nous voulons produire, etc.

Nous voulons faire des collaborations avec des designers, non seulement pour vendre les produits mais aussi pour les avoir sur notre site, afin de montrer que nous grandissons et que nous faisons des bénéfices.

{ Lors de ma visite, LLanatura venait de recevoir la confirmation d’une future collaboration avec la marque espagnole Camper }

Je ne suis pas une designer, j’ai des connaissances sur le travail de la laine, et puis c’est tout. Nous avons besoin de quelqu’un qui ait des connaissances dans le monde de la mode et du design. 

 
 
 

 
 
 
 

20) Pour revenir un peu sur le traitement de la laine, peux-tu nous décrire un peu votre processus de travail ? par exemple, est-ce que les fermiers tondent eux-même leurs moutons ?

Les fermiers ne tondent pas leurs moutons non. C’est un métier à part, et ils doivent avoir recours à des professionnels de la tonte. Ici à Majorque, il n’y a plus qu’une seule personne qui sache le faire.

Beaucoup de professionnels originaires d’Uruguay et de Roumanie viennent donc une fois par an pour tondre nos moutons. Les Majorquins se sont désintéressés de ce travail. Les gens pensent que sur cette île, la seule industrie rentable est celle du tourisme.

Les jeunes ne veulent pas travailler dans l’agriculture ni dans l’élevage. Le manque de personnel pour la tonte des moutons est devenu un gros problème au début de la pandémie parce que plus personne ne pouvait venir sur l’île pour se charger de faire ce travail.

21) Sais-tu pourquoi les Uruguayens spécifiquement, savent tondre la laine ?

En Uruguay il y a une grande quantité de moutons, c’est pourquoi beaucoup de gens savent s’occuper de la laine. Il y a même une école dédiée à l’enseignement du traitement de la laine.

L’autre jour, je parlais justement avec un uruguayen qui me disait que là-bas, ils tondent les moutons deux fois par an et qu’ensuite ils viennent le faire en Europe, finalement ils vivent de ça pendant toute l’année. 

Les tondeurs Uruguayens viennent ici et ils visitent les fermes, c’est une tout autre forme de touristes, et de qualité. Ils visitent les fermes, ils font leur travail, ils mangent des plats locaux et ils en profitent. Ils aiment bien leur métier, ça leur permet de voyager.

C’est un métier qui attire l’attention de jeunes uruguayens. Ils commencent à se former, à apprendre à classifier la laine, etc. Ils ont une formation complète autour du traitement de la laine, ce sont réellement des experts.

22) N’y a-t-il pas d’universités à Majorque ou en Espagne où l’on puisse suivre une formation sur le traitement de la laine ?

Non, il y a une école pour être berger en Catalogne où ils enseignent à élever des moutons mais ils n’apprennent pas aux élèves à traiter la laine.

C’est un problème parce qu’en Espagne il y a beaucoup de laine mérinos, il y a une entreprise qui s’appelle Yuccs, ils font des chaussures à partir de laine merino, de bambou ou de canne à sucre. Cette entreprise fabrique toutes ses chaussures en Espagne, mais importe sa laine d’Australie. Cela arrive parce que personne ne sait comment bien sélectionner la laine et parce que les bergers n’élèvent pas les moutons pour obtenir une laine de bonne qualité.

 

23) Que fait-on de la laine des mouton mérinos d’Espagne ? Qui l’utilise ?

Et bien justement. La laine mérinos et originaire d’Espagne mais nous ici, nous l’envoyons à l’étranger, la vendons à la Chine par exemple, qui elle, sait la laver, la filer et la tisser…

Il y a un super projet qui s’appelle “D Lana”, ce sont des amis. C’est une entreprise à Madrid qui collecte de la laine d’Espagne et ils en font du fil. En revanche, ils doivent laver leur laine en France et font faire le filage au Portugal. Ils font un bon travail en montrant tout le processus de transformation. 

Olivia Bertrand de “Laines Paysannes" en France, leur a montré comment sélectionner la laine, ils sont allés dans des fermes et ils ont appris aux autres comment collecter et sélectionner la laine pour avoir un produit de qualité.

Ils font un bon travail en Espagne, c’est les plus forts dans ce domaine. Ils font des recherches constamment et ils cherchent tout le temps à s'améliorer. Ils ont su comment construire une grande communauté autour de la laine, ils ont beaucoup de followers et beaucoup de gens soutiennent leur projet.

24) Ici à Majorque, les bergers ont-ils plusieurs races de moutons ? Des mérinos ?

Oui, ici il y a différentes races de moutons parce que les bergers ne se soucient pas de la nature de la laine, car c’est la viande et le lait des moutons qui intéressent. Le mouton mérinos est toutefois un mouton élevé pour sa laine, et non pour sa viande, il n’y en a donc pas ici à Majorque.

Nous sélectionnons la laine par ferme, parce que nous voulons connaître la fiabilité du produit pour dire aux clients quelle laine provient de quelle ferme ou région, etc. Les gens aiment bien avoir accès à ce type d’information.

Quelques personnes veulent garder la race de mouton majorquine pure mais la grande partie s'en fiche. Nous devons toujours demander la race des moutons quand nous allons récolter la laine, des fois les fermiers ne veulent pas divulguer cette information par peur que nous ne prenions pas la laine. Mais nous la prendrons de toute façon ; nous aimerions simplement savoir quand même.

Il y a une ferme où nous n'aimons pas du tout la qualité de la laine, quand nous travaillons avec cette laine nous savons que ce sera compliqué pour nous, parce qu’il y a beaucoup de poils et nous devons peigner tout le feutre quand nous avons fini. Nous n’aimons pas du tout.

25) À quoi est dû cette différence dans la qualité de la laine ?

Les bergers et fermiers mélangent les moutons bretons et majorquins. c’est bon pour la viande mais c’est l’est beaucoup moins pour la laine. Nous allons donc commencer à produire avec cette laine sans la mélanger aux autres parce qu’elle est très poilue, et que la couleur n’est pas blanche, mais grise. C’est aussi une opportunité de classifier la laine des différentes fermes selon ses qualités. Nous allons apprendre. 

26) Les fermiers vous vendent-ils la laine ?

Non, ils nous l’offrent car nous leur en débarrassons. Pour eux, la laine est un déchet. Nous n’avons connu qu’un seul fermier qui nous a vendu sa laine.

Il faisait un bon travail à la ferme. Il séparait la laine par race, la conditionnait dans différents sacs. Il nous a surtout donné de la laine qui était difficile à trouver ; la “roca” majorquine. C’est de la laine beige très compliquée à trouver et il nous l’a donc vendue.

 


 
 
 
 

27) Lorsque vous collectez la laine, devez-vous séparer les laines selon les différentes races de mouton ? Comment cela se passe-t-il ?

Alors, nous nous rendons dans les fermes et si nous y sommes pendant la tonte, nous sélectionnons directement ce que nous souhaitions utiliser. Nous ne prenons pas les parties qui sont trop sales par exemple, par contre nous utilisons tout le reste.

Nous ne sélectionnons pas la laine qui servira à faire du feutre de celle qui servira à faire du fil, parce que je ne sais pas comment le faire… Pour savoir faire cette sélection, je vais devoir apprendre à le faire auprès de personnes avisées. 

Je dois rencontrer Olivia Bertrand {du projet “Laines Paysannes"} ; à ce sujet, c’est une experte dans la sélection de laine.

Nous aurions une meilleur qualité de produit si nous savions comment procéder à la sélection de la laine.

28) Dans le processus du traitement de la laine, j’ai l’impression que la présence de la saleté dans la laine est véritablement chronophage et problématique. Est-ce que ce serait possible de laver la laine des moutons avant de les tondre?

Je ne sais pas. Je ne sais même pas s’il y a des gens qui font ça. Beaucoup de gens me posent cette question, mais je ne sais pas si ce serait possible.

Je ne sais pas si en Australie, ils le font comme ça. Je n’ai pas encore eu l’opportunité de visiter ce pays ou de faire des recherches là-dessus.

Je connais le processus de tonte en Espagne et aussi en France mais je ne connais pas la situation en Australie. Il y a aussi un gros problème en Australie, ils tondent une grande quantité de moutons en un seul jour et n’accordent aucune importance au stress que les moutons subissent…

J’ai commencé à lire à ce sujet et ça m’a profondément déprimé donc j’ai arrêté. Je suis végétarienne, je ne mange pas d’animaux. J’utilise leur laine mais je m’inquiète pour les animaux. Quand c’est le jour de la tonte, j’aime voir comment les animaux sont traités parce que je trouve que c’est important l’énergie que transporte leur laine.

Je ne veux pas voir l’animal souffrir pendant la tonte, même si c’est normal qu’il y ait un peu de stress. Quand ma fille était petite et qu'elle allait chez le coiffeur, elle était stressée aussi. Nous ne devons pas faire mal à l’animal pendant la tonte, nous devons les traiter avec soin et amour.

J’ai commencé à lire sur la tonte en Australie et pour avoir beaucoup de laine, ils tondent les animaux à la va-vite, ce qui entraîne des infections, etc. Je me sens très inconfortable avec cette manière de traiter les animaux.

 

29) Quelles sont vos relations avec la communauté Vegan ?

La communauté vegan ne nous aime pas parce que nous utilisons de la laine pour nous habiller, mais je préfère utiliser de la laine, du coton, du lin, plutôt qu’utiliser du plastique.

Toutes les fibres synthétiques finissent à la mer et les gens qui mangent du poisson finissent par manger aussi du plastique. Des micro-plastiques ont été trouvés dans la placenta de plusieurs personnes, ça ne peut pas être bon pour la santé.

J’ai beaucoup de problèmes avec la communauté vegan. J’ai participé à des foires à Madrid et Bilbao, et des manifestants vegans sont venus à mon stand en criant “tu es une meurtrière ! ”. Je ne tue aucun animal pour obtenir de la laine et je n’en mange pas parce que je n’en veux pas. J’essaye d’éduquer mes enfants avec les mêmes valeurs.

30) Sais-tu si, à Majorque, les animaux sont convenablement traités lors de la tonte ?

Oui. Les gens ont plus ou moins une centaine de moutons, il y a quelques fermes qui en ont plus de 300 mais ce n’est pas très commun. Les tondeurs de moutons arrivent, ils tondent les moutons et ensuite ils font un grand repas tous ensemble, c’est un peu comme une fête.

La saison de tonte de moutons à Majorque est d’avril à juin, les tondeurs de moutons reviennent chaque printemps. Ici à Majorque, nous faisons les choses lentement, on dit aller “poc a poc” (petit à petit). Les tondeurs de moutons font leur travail en faisant très attention à l’animal.

31) Tu nous a confié que ton projet était le seul en Espagne à travailler sur tout le processus de traitement et de valorisation de la laine. Comment expliques-tu qu’une telle initiative ne soit pas soutenue publiquement ?

Il y a des petits projets qui produisent des petites quantités de laine dans plusieurs endroits d’Espagne, nous les avons rencontrés à plusieurs reprises ; mais le gouvernement pense que nous faisons cela seulement pour gagner de l’argent, ils ne comprennent pas l'impact du projet. C’est compliqué.

Nous avons eu une réunion avec la personne chargée de l’économie circulaire à Majorque. Elle nous a dit que “l’économie circulaire” s’appliquait normalement aux hôtels qui recyclaient leurs déchets… (rires).

 
 

 
 
 
 

Je crois que la personne en question n’a pas compris notre projet. Il est pourtant parfaitement circulaire ; nous prenons un matériau issus de la nature, renouvelable indéfiniment. À la fin de la vie du matériau, si l’on veut s’en débarrasser, il suffit de le jeter à terre pour qu’il disparaisse à jamais. Notre projet est tout ce qu’il y a de plus circulaire, ce qui n’est pas le cas des hôtels qui produisent beaucoup d’ordures et de pollution.

Au XXe siècle, il y avait beaucoup d’usines qui fabriquaient des tapis, des couvertures, etc à Majorque. Nous en vendions tellement que nous devions acheter de la laine ailleurs pour être capable de continuer à produire.

Quand le plastique est arrivé dans l’industrie de la mode, ils ont du stopper les machines, et ont donc décidé d’investir dans le tourisme.

Ils ont oublié qu’à Majorque autrefois, les gens vivaient de l’industrie textile.

32) Quels étaient ces métiers du textile plus spécifiquement ?

C’étaient surtout des tisseurs. Nous avons fait un post dans nos réseaux sociaux concernant notre visite dans une ancienne usine. Un jour ils ont décidé de fermer l’usine et ils ont tout laissé là-bas. Il y avait des métiers à tisser où il y avait encore des textiles installés.

En ce moment, il y a trois entreprises qui produisent du textile à Majorque, une d’elles s’appelle Textil Bujosa. Il y a deux entreprises que l’on peut visiter, ces deux entreprises font du tissu typique majorquin appelé “tela de llengües” {une sorte de chambray à motifs ikat}.

Il y avait une grande industrie de ça, mais ils l’ont fermé. Ils promeuvent uniquement le tourisme.

33) Je sais qu’au sein de Llanatura, vous menez également de nombreux workshops autour de la laine. La question de la transmission est centrale dans votre approche. Quel est le profil des gens qui assistent à tes workshops ?

Ce sont des gens d’ici, de Majorque. Avec Accidente con Flores par exemple— un studio créatif basé à Majorque — nous avons organisé des workshops sur les teintures naturelles.

Avant Llanatura, j’avais aussi l’habitude de participer à des expériences Airbnb. J’accueillais les hôtes et leur apprenais à fabriquer un objet avec de la laine de Majorque. C’était drôle parce que, grâce à ça, j’ai eu l’opportunité de connaître des gens de partout, et nous fabriquions des objets ensemble. C'était agréable mais aujourd’hui je n’ai plus le temps de participer à ce type d’expérience. Avec le confinement, j’ai été contrainte d’arrêter.

 

34) Comment vous êtes-vous rencontrés avec le studio Accidente con Flores ?

De la même façon que tu m’as trouvé toi, en faisant leurs recherches.

Ils m’ont contacté parce qu’ils avaient besoin de fils de laine pour faire des vestes. Ensuite, nous avons fini par être amis, c’est un couple adorable. Ils partagent les mêmes envies que moi : ils veulent aider les artisans locaux avec leur projet. Ils ont un site web qui est très bien si tu veux le visiter.

Ils promeuvent les artistes et les artisans locaux. Ils veulent aider tout le monde avec leur projet, je les aime beaucoup.

Nous nous sommes rencontrés parce qu’ils avaient besoin de fil de laine et ils ont décidé de faire des workshops, j’ai eu la chance de pouvoir faire le workshop sur les teintures naturelles chez eux. 

35) Continuez-vous à faire des workshops en ce moment ? Ou à partir de la rentrée ?

Oui, par contre, pendant l’été nous avons arrêté parce que c’est l’époque des vacances, et aussi parce que c’est trop compliqué de faire des activités dans leur patio, il fait très chaud. Surtout pour faire des activités avec du feu et de l'eau chaude. De toute façon, les gens ne veulent pas faire ce genre d’activités pendant l’été, ils préfèrent aller à la plage et se reposer. On comprend, il fait trop chaud.

Sinon, nous collaborons aussi avec la “Escuela artesana”.

Nous organisons des workshops dans la ville d’à côté, nous y allons une fois par mois et nous enseignons le processus de transformation de la laine.

Le mois dernier, nous étions au parc naturel “Son Real”, qui appartient au gouvernement, il y a un musée, c’est un endroit très joli. Nous avons collecté de la laine et nous avons fait un workshop où les gens faisaient des petites pièces de vêtements. C’était très intéressant parce que nous avons eu la chance de parler de toutes les opportunités que la laine nous offre, et les différentes façons de l’utiliser. Nous avons parlé plus que nous ne pouvions faire des choses. 

À la fin, nous avons terminé avec un beau travail collectif. Les gens étaient très contents, c’est pourquoi, nous allons sûrement répéter cette activité dans un autre parc qui appartient aussi au gouvernement.

Nous essayons d’enseigner, car nous pensons que si les gens apprennent le traitement et les propriétés que la laine a, ils finiront par adopter un style de vie plus sain, et plus proche de la nature.

 

FIN

 
 
 

Si vous souhaitez en savoir davantage sur le processus de la laine :

Je vous conseille fortement l’excellent épisode de reportage-podcast de France Culture à la Filature de Chantemerle, avec Marie-Thérèse Chaupin, coordinatrice de l’Atelier-Laines d'Europe. Marie-Thérèse nous raconte tout sur les filières de la laine en Europe, les normes, leur fonctionnement et leur avenir. Bonne écoute !

 
 


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