Ici, le berger est une femme

Je suis Anaïs Antonio, créatrice de lafondamentale


Ces propos ont été recueilli par Jennie Tiderman-Österberg, ethnomusicologue au musée Dalarnas en Suède, doctorante en musicologie à l’université d’Örebro et chanteuse de kulning.

Son article original est paru dans le Folklife Magazine.

Il a été traduit, remanié et enrichi par lafondamentale.

En collaboration avec la chercheuse en musique d’élevage Mitra Jahandideh, Jennie Tiderman-Österberg a également lancé un réseau international pour les chercheurs spécialisés en musique d’élevage.

Pour plus de détails, envoyez un mail à jennie.tiderman-osterberg@oru.se


Temps de lecture : 07min 9sec


Anna Höst préparant du fromage au fäbod de Labb-Djurberga, Orsa, Suède (Elma Tegman, Orsa Kommun Photo Archive)

L’envoûtement du fäbod et le chant des troupeaux

Karin Saros est une Suédoise de Mora, Dalarna, née le 20 avril 1887.

À l’époque, à l’âge de treize ans, afin de faire paître le bétail de la famille et fabriquer des produits laitiers pour l’hiver à venir, Karin est envoyée travailler pour la première fois dans un fäbod. Les fäbod, se sont ces fermes d’été qui autrefois accueillaient la transhumance durant la période qui court des mois d’avril à octobre.

De cette manière, en Suède durant les estives, les femmes des villages passaient la moitié de l’année seules sans la compagnie des hommes, à faire paître les troupeaux en montagne.

Karin écrivait alors des lettres à sa sœur, décrivant chaque détail de la vie sur le fäbod. Elle aura quatre-vingt-six ans lorsqu’elle lira de nouveau ces lettres d’enfance au cours d’un enregistrement pour les archives du musée de Dalarnas en Suède. Jennie Tiderman-Österberg, ethnomusicologue au musée, et doctorante en musicologie à l’université d’Örebro écoutait patiemment sur ses bandes l’histoire de Karin et entendait dans sa voix qu’elle parlait alors sans la plupart de ses dents.

Sa voix, décrivait Jennie, était basse et grinçante mais pleine de souvenirs mélancoliques et de désir de jeunesse.



L’organisation au fäbod

Le paysage du fäbod comprend une ceinture de montagne, des alpages de nature sauvage et de forêts qui traversent le centre de la Suède, avant de continuer vers les montagnes de la Norvège.

En été, les éleveuses et les bergères déménagent et nomadisent, menant leurs troupeaux ici et là pour le pâturage.

Les fäbod, ces fermes d’été, se composaient alors de quelques chalets, de petites laiteries et d’étables pour les vaches, les chèvres et les moutons.

Lorsque plusieurs ménages s’installaient ensemble, le lieu s’appelait alors un fäbodvall. Les femmes faisaient paître librement leurs animaux sur des kilomètres de pâturages et de forêts non clôturés entourant ces enclaves.

Robe traditionnelle de la région de Rattvik, extrait du livre “Draktalmanacka” par Britt Eklund, 2016 - Costume folklorique suédois, Boda Dalarna.


Les intérieurs

Femme assise faisant du crochet, Flästa-Öjungen. Photo : Mickelsson Hilding


 Le chant de la liberté

Dans les enregistrements du musée, Karin Saros raconte la dureté des travaux et des responsabilités que les femmes endossaient dans les fäbod, mais elle parle également du sentiment de liberté que cette vie indépendante leur apportait.

Les femmes n’avaient alors pas le droit à l’erreur. La mort d’un animal entraînait des pénuries dramatiques. Une simple erreur dans la production de beurre, du fromage et de lactosérum pouvait amener leurs familles à la famine durant les longs mois d’hiver.

Le fäbod était donc synonyme de travail acharné, certes, mais Karin autant que les autres femmes y trouvait aussi un incroyable réconfort laissant derrière elle une vie de famille surpeuplée, profondément contrôlée par le patriarcat. Sur le fäbod, elles pouvaient elles-mêmes décider comment organiser les travaux de la journée et au fil du temps, des mois, apprirent également à utiliser leur voix pour appeler le bétail, communiquer avec leur troupeau pour le protéger et le mettre à l’abri des ours et des loups.

Le chant technique

La traite des chèvres

Le kulning

Le kulning est souvent décrit comme des cris très aigus, souvent produits à une échelle mineure. Il implique le plus souvent des cris entre 780 et 1568 Hz; à titre de comparaison, la fréquence de la voix parlée d’une femme adulte typique se situe entre 165 et 255 Hz.

Toutefois, de nombreux enregistrements montrent que des notes plus basses ont également été pratiquées, révélant la complexité de la tradition. L’origine locale des femmes et la personne qui leur a enseigné le kulning déterminent aussi sa sonorité.

Un mouvement linéaire

Un appel de kulning est basé sur des phrases libres sans impulsion de fond régulière, souvent sur les voyelles «I» et «O» avec un début sur des consonnes telles que «H» et «J», et parfois «S» et «T». Le mouvement linéaire est principalement une mélodie descendante avec des battements ornementaux, mais la consonne pourrait souvent être placée comme un temps avant sur l’octave en dessous de la fréquence principale de départ.

Un timbre fascinant

Le kulning a ainsi un timbre fascinant et envoûtant, véhiculant souvent un sentiment de tristesse, en grande partie car les lokks, ou kulokks, appelés également les appels, utilisent souvent des demis et des quarts de tons typiques (dites des notes bleues) caractéristiques de la musique de cette région.


Karin Edvardsson Johansson en costume traditionnel du Dalarna Occidental, Suède (Transtrands Hembygdsförening)

 Une légende

Karin Edvardsson Johansson de Transtrand, Dalarna, Suède, née en 1909, est l’aînée de dix frères et sœurs. Lorsqu’elle atteint l’âge de cinq ans, sa mère et des femmes plus âgées du village lui ont appris à chanter le kulning, ou le kölning comme on l’appelle dans sa région.

En écoutant Karin chanter sur les bandes d’archives du musée, Jennie se sentait remplie d’un profond et humble respect pour toutes les femmes des fäbod qui portaient une si lourde charge de travail pour soutenir leur famille. Leurs méthodes d’affinage du fromage et d’autres produits au lait de chèvre et de vaches étant encore utilisées aujourd’hui.

La voix de Karin est depuis devenue la bande originale de la Suède et de sa culture du fäbod. Elle reçu le Zornmärket de la Suède pour sa contribution à la tradition du kulning et lorsque qu’elle décédera en 1997, l’un des journaux les plus influents de Suède publiera une chronique sur son histoire et son implication en tant que femme du fäbod.



Les instruments du fäbod


Le Näverlur


Le Hoxhorn


Le Spilapipa

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Dans la lumière du soir et du milieu de l’été

Jusqu’au début des années 1900 et à la naissance de nouvelles stratégies d’utilisation des terres, le déplacement des troupeaux vers le fäbod n’était pas un choix mais une obligation, une stratégie de survie. Chaque village se réunissait et décidait de la date du déménagement au fäbod.

Les femmes partaient le soir avec les hommes qui ouvraient la marche pour dégager le chemin tandis que les bergères suivaient avec le bétail.

On pouvait entendre le son des cloches des vaches, le cri des troupeaux au loin, et voir se dessiner une procession de paysans se diriger vers les montagnes dans la lumière du soir, et du milieu de l'été.

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« C’était un long chemin vers le fäbod. Une fois arrivés, les hommes restaient une nuit ou deux pour aider les femmes à s’installer avant de retourner au village, en y laissant les femmes seules, livrées à elles-mêmes, jusqu’au début de l’hiver. »
— Karin Saros

Pour les sous-titres en anglais, appuyez sur le bouton CC en bas à droite de la vidéo.

« Ne pouvant faire de pause, dormir ou rester à l’abri un jour de pluie ; dans les enregistrements d’archives, la plupart des femmes racontent comment leur arrivée au fäbod chaque année leur a apporté des sentiments immédiats d’indépendance et de liberté qui ont surmonté la peur d’être laissés seules dans le noir, la fatigue, les douleurs osseuses, les rhumatismes, ou les traversées dans les zones humides avec des vêtements de fortunes et des chaussures en cuir usé. »
— Jennie Tiderman-Österberg

Un hommage aux femmes

Dans son contexte d’origine, le kulning est un groupe de chansons ouvrières développées à partir de besoins plutôt que d’expression musicale pure. Ces femmes ont ainsi utilisé ces appels pour guider le bétail dans les forêts, le transférer d’un endroit à un autre, attirer son attention - et avec d’autres bergères - pour leur envoyer des salutations et des messages, y compris des avertissements sur la présence de prédateurs, d’incendies de forêt ou d’autres dangers de la montagne.

Il existe ainsi diverses façons d’appeler différentes espèces d’animaux et, à certains endroits, chaque fäbod avait sa propre mélodie afin que tout le monde sache qui était de passage dans la forêt.

Greta Persson, Almo, Dalarna


Le Kulning dans “ La Reine des Neiges 2”

La Reine des Neiges 2

Écoutez le kulning interprété à la minute 2:35 de la vidéo.

La vie des femmes du fäbod signifiait alors développer ses propres traditions et coutumes transmises de mère en fille à travers les siècles. De cette façon, ces femmes ont créé leur propre définition de la féminité et développé leur propre langage musical.

Aujourd’hui, les archives du travail et de la musique imaginée et interprétée par les femmes des fäbod se retrouvent dans de nombreux expressions contemporaines (c’est le cas dans un passage du dessin animé “La Reine des Neiges 2” où l’héroïne Elsa entend une voie chantante et mystérieuse l’appeler à la minute 2:35 du passage ci-contre), preuve que le kulning ne fait pas seulement partie de l’histoire suédoise, mais aussi de l’histoire contemporaine.


« Les cultures d’élevage existent partout dans le monde, mais une chose distingue la culture nordique du fäbod des autres. Ici, le berger est une femme.  »
— Jennie Tiderman-Österberg

La culture du fäbod

Mais comment est née la culture du fäbod ? Pour y répondre, nous devons examiner la relation humaine de la Suède avec la nature et ses rythmes biologiques.

Dans le sud, la terre est riche et fertile, mais il n’y en a peu. Sur les collines, le sol est glaciaire et pauvre ; les agriculteurs avaient besoin d’un moyen de nourrir à la fois les humains et les animaux. La solution était alors de déplacer les troupeaux en été là où l’herbe pousse tôt et se renouvelle à l’infini.

Découvrez WOODLANDERS, une série de films courts en ligne qui cherchent à documenter le travail des personnes qui dépendent et prennent soin des forêts partout dans le monde afin de pouvoir conserver leur style de vie, leur bien-être et l’harmonie de notre écosystème.



L’équilibre, la patience et l’harmonie

L’équilibre, la patience, l’harmonie sont ancrées dans la culture du fäbod. C’est pourquoi Jennie Tiderman-Österberg, ethnomusicologue au musée Dalarnas en Suède, s’engage pour la préservation de ce patrimoine. Pour elle, faire le travail de perpétuer les chants des femmes du fäbod, le kulning, est un moyen de créer un lien physique avec le patrimoine immatériel de la Suède.

C’est pour elle le meilleur moyen de se battre pour que l’on reconnaisse et rende hommage à ces femmes qui, pendant des siècles, sont restées en dehors de l’histoire écrite de la Scandinavie.

FIN



Propos recueillis par Jennie Tiderman-Österberg, ethnomusicologue au musée Dalarnas en Suède, doctorante en musicologie à l’université d’Örebro et chanteuse de kulning.

Son article original est paru dans le Folklife Magazine.

Il a été traduit, remanié et enrichi par lafondamentale.


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Ressources autour de la thématique


les outils du fäbod

1. Boîte à beurre en bois de pin cerclée de bois de saule courbé. Le couvercle ovale est fermé avec une goupille croisée contre les élévateurs.

Collection : Länsmuseet Gävleborg

2. Bouteille de lait pour sac à lunch en écorce de bouleau tressée. Forme cubique avec col carré droit. Sans couvercle ou bouchon.

Collection : Nordic Museum

3. Auge à lait en bois tourné avec poignées et raccords en fer forgé.

Collection : Länsmuseet Gävleborg

4. Beurrier en bois de bouleau tourné, piètement ovale gravé de motifs décoratifs.

Collection : Länsmuseet Gävleborg

5. Passoire à lait avec sa paillasse de crin.

Collection : Nordic Museum

6. Baratte à beurre verticale avec sa batte et son embout brasseur. Trois bandes de fer rivetées encercle la jarre.

Collection : Länsmuseet Gävleborg

7. Passoire à lait. Bol en bois perforé. Deux ailes effilées vers l'intérieur émergent du bas.

Collection : Kulturparken Småland, Smålands museum

8. Bouteille pour le stockage à long terme. Bouteille en bois peint en rouge avec bandes et anse en fer. Trou d'épingle sur le dessus et goupille manquante.

Collection : Länsmuseet Gävleborg

9. Moule à fromage en bois avec décor gravé. Sur l’un des côtés le motif est croisé, sur l'autre, il est composé de lignes obliques.

Collection : Upplandsmuseet

10. Coupe à service en bois tourné profondément évidé. Jambe épaisse et pied bombé. Les motifs décoratifs peints à la maison s’inscrivent dans le style Kurbits (1790 - 1880).

Collection : Nordiska museet

11. Bouteilles à bière avec bouchons et supports en bois.

Collection : Svea brewery

12. Stäva, seau en bois avec poignée de support et sangles en bois courbé.

Collection : Länsmuseet Gävleborg


mobilier

1. Chaise de jardin en acier pour Grythyttan, suède.

Designer : Artur Lindqvist

2. Buffet moderne en bois de chêne, Stockholm, suède 1940.

Designer : Axel Einar Hjorth

3. Table “sandhamn” en pin teinté pour Nordiska Kompaniet, suède 1930.

Designer : Axel Einar Hjorth

4. Tabouret “Pall” par K. J. Pettersson & Söner, Suède 1970.

Designer : Axel Einar Hjorth

5. Chaises de jardin, suède, 1960.

Designer : NC

6. Paire d'étagères édité par Svenskt Tenn.

Designer : Josef Frank

7. Chaises “Lovö”, suède 1932. Structure en pin, clous en métal martelé pour l’éditeur AB Nordiska Kompaniet.

Designer : Axel Einar Hjorth

8. Portemanteau, modèle no. 195 en pin de l'Oregon. Produit par Kolds Sawmillannées, années 1960.

Designer : Nanna Ditzel

9. Canapé "Sandhamn" édité par Nordiska Kompaniet, vers 1929. Pin teinté, plaque arrière amovible.

Designer : Axel Einar Hjorth

10. Fauteuil à oreilles 'Lovo', en pin et tissu édité par Nordiska Kompaniet, suède, 1932.

Designer : Axel Einar Hjorth

11. Table “Lovö” en bois de pin pour l’éditeur Nordiska Kompaniet, 1932.

Designer : Axel Einar Hjorth

12. Chaise à bascule "J16" en bois de hêtre et assise en corde de papier pour FDB Møbler, Danemark, années 40.

Designer : Hans J. Wegner

13. Secrétaire en bois, danemark, 1934.

Designer : Kaare Klint

14. Tabouret en pin teinté, Nordiska Kompaniet, suède 1930.

Designer : Axel Einar Hjorth

15. Lit de repos en pin teinté pour Nordiska Kompaniet, suède 1930.

Designer : Axel Einar Hjorth


motifs & textiles

1. Tapisserie géométrique par Elsa Gullberg, suède - lit de repos par Bruno Mathsson, circa 1937.

Designer : Elsa Gullberg

2. Tissage à plat de style rölakan. Laine sur chaîne de lin, suède, 1950.

Designer : Barbro Nilsson

3. Astrid Sampe teste au feu le tissu de verre dans la tissuthèque de Nordiska Kompaniet, suède.

Designer : Astrid Sampe

4. Tapisserie “Crocus rouge”. Tissé à la main à l’atelier de Märta Måås-Fjetterström, suède, 1945.

Designer : Ann-Mari Forsberg

5. Tapisserie Park Barkåkra, tissage à plat de style gobeläng. Laine sur chaîne de lin, suède, 1957.

Designer : Barbro Nilsson

6. Tissage à plat de style rölakan. Laine sur chaîne de lin, suède, 1944.

Designer : Ann-Mari Forsberg

7. Détail de la tapisserie “Swenske Örtekranz”, zoom sur une tulipe perroquet, les iris, les pivoines et les jonquilles.

Designer : Ann-Mari Forsberg via theswedishrugblog

8. Åkdyna (coussin de transport) en flamskvav dans le style typique Scånian.

Source: Nordiska Museet, item NM.0051345, photo par Nina Heins via theswedishrugblog

9. Coussin de tabouret simple («stolsdyna») en flamskvav, début du XIXe siècle.

Source: Nordiska Musset, article NM.0036445, photo par Elisabeth Eriksson via theswedishrugblog

10. Tenture murale "RÅGEN", 1929-1941

Designer : Märta Måås- Fjetterström

11. Astrid Sampe - Catalogue d’exposition diffusée par le Smithsonian Museum, 32 pages avec 15 illustrations en noir et blanc, 1958.

12. Tapisserie “Gul melon”. Laine et lin sur chaîne de laine, 1950.

Designer : Ann-Mari Forsberg

13. Tissu en toile de coton, motif “Lazy Lines”, impression sérigraphiée, 1954 édité par Knoll Associates, New York.

Designer : Astrid Sampe

14. Tissu en toile de coton, motif "Windy way" , impression sérigraphiée, 1954 pour Nordiska Kompaniet Stockholm.

Designer : Astrid Sampe

15. Tissu en toile de coton, motif "Tattoo", impression sérigraphiée, 1956 pour Nordiska Kompaniet Stockholm.

Designer : Astrid Sampe

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